SAEZ #humanité : hashtag « raté » ou pièce d’une œuvre en cours ?

 

Avant-propos

Fin d’année 2018, Damien SAEZ a annoncé la parution de deux albums. #humanité, sorti le 30/11/2018 et A Dieu prévu pour février. Avant et lors de sa sortie, #humanité n’a pas été encensé par la critique, loin de là. Pour autant, pourrait-il s’agir d’une pièce plus complexe à comprendre que la superficialité apparente de certaines de ses chansons ?
Avant toute chose, attachons-nous à la manière dont les chansons sont distribuées sur l’album. Je pense que nous pouvons identifier trois phases dans la tracklist :

  1. Les trois premières chansons, l’en-tête de l’album, Humanité, Les Guerres des Mondes et La Mort, sont des classiques de l’œuvre saezienne, les thèmes égrenés pendant une grosse demi-heure sont ceux chéris par l’artiste, le tout orchestré de manière assez qualitative et avec des sonorités que nous n’avions pas encore eu l’habitude d’entendre. Ce qui, finalement, n’est pas vraiment surprenant de la part du compositeur.
  2. Les chansons qui constituent le corps du disque. J’envoie, Ptite pute, La Belle au Bois, Amour Criminel, Elle Aimait se Faire Liker, cinq titres, facilement qualifiés de misogynes, qui ont valu de nombreuses critiques de la presse, surtout à cause de son single phare P’tite Pute. Nous y reviendrons plus tard, car ce sont justement ces titres-là qui me semblent aujourd’hui nécessiter une attention particulière.
  3. Enfin, trois titres à part : L’Attentat, hommage à la Mano Negra et à la sphère anarcho-hispanico-sud-américaine, Burqa dans la plus pure veine punk, est une chanson de relâchement où SAEZ pourrait exprimer avec une simplicité évidente ce que beaucoup de personnes osent penser, mais sans vraiment l’avouer : « Moi je dis les moches en burqa et puis les bonnes en bikini ». Thanks Captain Obvious. Puis Ma Religieuse, dont la simple évocation du titre fait évidemment penser à Ma Petite Couturière et dont les paroles, sensiblement graveleuses, font hésiter entre un Damien un poil pervers et une femme revendiquant la liberté de profiter de son corps de la manière dont elle le souhaite (si tant est que ce soit avec Damien évidemment).

Je passerai, dans cet article, sur les trois chansons de début et de fin d’album : soit elles me semblent suffisamment explicites pour se suffire à elles-mêmes, soit que je n’arrive pas tout à fait à les rattacher à mon propos. J’en profite tout de même pour rappeler que les orchestrations dont nous a gratifié Damien sont largement au-dessus de tout ce qui se fait actuellement en matière de musique populaire française (soit dit en passant).

Nous voilà donc en présence de plus ou moins cinq chansons dont l’écoute provoque un sentiment de malaise, tout autant que l’envie de crier au génie. Comment pouvons-nous les comprendre ? Faut-il tacler l’artiste d’une rancœur envers la gente féminine ou faut-il essayer de voir plus loin ?

#humanité Une œuvre plus complète qu’il n’y paraît

Revenons dans un premier temps sur l’objet en lui-même. Le disque #humanité, de quoi est-il composé ?

#humanité Le CD

Nous voyons Ana Moreau de face, un sein découvert (1), qui se prend en selfie avec son téléphone portable, tout en mimant un suicide avec un revolver. Revolver lui-même reflété d’une manière assez indéterminée, mais qui laisse à penser qu’une tierce personne la braque dans son dos. Ce personnage, nous le connaissons déjà, il s’agit du personnage féminin qui apparaît dans L’Oeuvre Cinématographique projetée au cours de la dernière tournée. À l’intérieur du disque, un livret minimaliste, qui reprend des photos d’Ana Moreau soit avec son téléphone en main, soit avec son pistolet. Le disque lui-même porte sur sa face supérieure une photo de la demoiselle braquant son pistolet sur le futur auditeur. Une impression survient déjà à l’ouverture et au feuilletage du livret : la répétition. Pourquoi ces photos ? Une demoiselle, avec un téléphone portable et un pistolet. « Damien dénonce, il dénonce fort ! » pourrait se dire le quidam. La référence est simple : le malaise d’une génération vis-à-vis de la technologie, du téléphone portable et des réseaux sociaux. SUPER. Toutes les photos sont-elles vraiment identiques ? À vrai dire non ! Une sort du lot, celle qui est un simple portrait de la fille en très gros plan, qui exprime une vraie proximité avec la demoiselle. Si l’on plonge un peu plus dans ces photos, on se rend compte qu’en fait, il s’agit systématiquement, ou presque, de la même photo, prise selon un angle de vue différent. C’est, selon moi, une des premières clés qui nous permet de saisir la teneur des cinq chansons constituant le corps de l’album. La redondance des photos dans le livret peut aussi laisser à penser que la personne qui les a publiées a mis toutes ces photos sans les trier, de manière similaire à ce que l’on pourrait faire dans un album sur Facebook.

Cinq titres pour cinq portraits de la même personne

De nombreuses critiques font état d’une redondance, notamment dans la critique envers les femmes dans ces morceaux. Je pense que cette redondance est voulue et fait partie de l’œuvre que nous a composé SAEZ. Comme nous venons de le voir, le livret nous indique que dans le disque, nous allons avoir différents points de vues de la même situation, du même personnage, du même tableau. Ce qui suit, n’est évidemment que pure supposition de ma part.

Analysons cela morceau par morceau :

J’Envoie

Il s’agit là du seul point de vue réel de la demoiselle. La chanson dit très clairement « Je » tout du long. Et c’est la seule chanson où il n’est pas question que la protagoniste soit une pute. Elle décrit une jeune fille, un peu perdue, qui passe son temps sur les réseaux sociaux en postant un peu tout ce qui passe, bouffe, photo de la grand-mère, son cul (aussi) mais surtout, épisodiquement, des choses chouette, des fleurs, des smileys et surtout des mots d’amours.

J’en vois qui traverse le ciel
J’envoie des lunes ou des soleils
J’envoie des étoiles et des cœurs
J’envoie des numériques flowers
SOS SOS SOS
SOS SOS SOS
SOS SOS SOS
J’envoie satellite SOS
J’envoie comme un appel détresse

Toutes ces choses se cristallisant en fait dans un GROS SOS (d’une terrienne en détresse ?), un appel au secours à qui voudra bien la délivrer de la toile. En somme, le portrait d’une fille perdue sans repères, mais qui espère mieux, qui crie à l’aide. Le fait que les volontés de la demoiselle soient « pures », au sens conte de fée, est surtout criant dans :

Moi j’envoie des superficiels
Intelligence artificielle
J’envoie pour crier liberté
Quand j’suis sur la toile, prisonnier

Ce point de vue est le seul de l’album qui n’est pas biaisé et qui dépeint fidèlement le personnage. Nous y reviendrons dans la suite. Nous pouvons aussi noter que les propos sont parfois féminins, parfois masculins : Quand j’suis sur la toile, prisonnier / Est-ce que je suis belle dans l’accessoire ?
Damien est-il misogyne ? Rien n’est moins sûr.
Les derniers mots de la chanson sont à mon sens tout aussi importants, elle se termine ainsi :

J’envoie
J’envoie
J’envoie des mots d’amour
J’envoie
J’envoie
J’envoie des mots d’amour
Envoie !
Envoie !
Envoie !

On passe d’un état où la demoiselle dit qu’elle envoie à l’injonction d’envoyer. C’est le point de bascule vers P’tite Pute.

Ptite Pute

P’tite Pute commence à la fin de la chanson précédente, dans les trois injonctions à envoyer des choses sur les réseaux sociaux. P’tite Pute, c’est le point de vue des médias sur la demoiselle. Les médias, qui la considèrent comme une michetonneuse, qui se servent d’elle, tel des maquereaux pour gagner leurs thunes. Quand la chanson dit :

J’suis qu’une p’tite pute dans les métros,
J’suis qu’une p’tite pute pour les blaireaux.
J’suis qu’une p’tite putain d’collabo,
Une p’tite michto dans l’caniveau.
J’suis qu’une p’tite michto,
Une p’tite michto,
J’suis qu’une p’tite michto,
Une p’tite michto dans l’caniveau.

Je pense qu’il faut considérer une tablée de mecs (mâles ?) autour d’une table de réunion, en train de se moquer d’elle et de scander en se marrant bien et en se mouchant dans leur billets : J’suis qu’une p’tite pute pour les blaireaux.

[Aparté sur la notion de pute : Pour bien comprendre les propos de cette chanson, je pense qu’il faut aller écouter le live du Bataclan le 23/12/2016. Damien y explique comment les réseaux gagnent de l’argent avec ce que l’on poste.]

Nous sommes ici face au portrait de la demoiselle fait par les managers des réseaux, des chaînes de télé, des médias, qui donnent leur point de vue sur la nana. Il y a un point qui me semble encore plus important, c’est que toute cette relation se fait à distance. Il n’y a pas un moment où le mac est en contact avec la pute, vu que tout est virtuel. Mais plus important encore, quand bien même le propos serait très violent vis-à-vis des femmes, il n’en reste pas moins que c’est un point de vue biaisé. Il s’agit d’une interprétation que la personne qui voit la demoiselle se fait des SOS envoyés par elle dans la chanson précédente.

La Belle au Bois

Troisième portrait de la demoiselle de la couverture, mais cette fois, du point de vue d’un mec qui aimerait la conquérir. Un type, peut-être le personnage interprété par Nathan, dans les vidéos du Manifeste (2). Le point de vue est un peu candide, enfantin (on est dans le registre du conte de fée). Nous pouvons imaginer que un peu le point de vue de tous ces mecs du 18/25, les incels qui n’arrivent pas à séduire les femmes qu’ils aimeraient. C’est particulièrement notable dans :

Dans le monde de la nuit faut voir comme ils s’la pètent
Pour poster leur vie de merde planquée sous des paillettes
[…]
Pour aller faire la pute dans les soirées de blaireaux
Elle connaît les videurs, elle vient là tous les soirs

Toute la chanson est tournée à la troisième personne, c’est du descriptif. On a l’impression que le personnage qui chante est loin de l’évènement. Il n’est pas dans la boite de nuit avec elle, plutôt tranquillement chez lui à stalker son compte Instagram et à colérer de ne pouvoir l’atteindre.
Point important : le personnage ne connait pas la demoiselle, lui aussi, son point de vue est biaisé. Ce n’est, encore une fois, que son interprétation propre des SOS postés par la demoiselle dans J’envoie.

Amour Criminel

Cette fois, nous avons le portrait peint par le dealer de la demoiselle. La demoiselle abuse un peu de lui pour lui prendre de la C [la cocaïne], elle le fait rêver. Il est peut-être secrètement amoureux d’elle ? Quand il la croise, mais c’est assez rare, il s’agit de rencontres épisodiques. On le sent d’ailleurs beaucoup dans les paroles et dans la musique, qui tourne en rond, et qui ajoute au sentiment de répétition. Ça s’en va, ça revient, mais ça n’aboutit pas, ça ne peut pas aboutir, car le personnage n’accède pas à la fille :

Tu pourras bien clubber
Moi j’peux pas rentrer
Faire ta putain de soirée
Tu pourras bien t’cacher

Encore une fois, le personnage ne connait pas vraiment la nana. Encore une fois, le point de vue est biaisé et toute la vulgarité de l’homme ne tient pas la route car elle n’est pas fondée. Le personnage de cette chanson interprète à sa manière ce qu’il voit de la demoiselle, mais est très loin de s’approcher de la vérité, à savoir ce que la nana dit plus tôt dans J’Envoie, l’appel au secours.
Appel au secours, mal-être, qui se traduit par la consommation de drogue, mais que le dealer, fournisseur de la déchéance, ne peut absolument pas appréhender. Nous sommes dans cette chanson face à l’incompréhension des hommes vis-à-vis des femmes.
Damien SAEZ misogyne ? Toujours pas.

Elle Aimait se Faire Liker

Une fois que l’on a compris que les chansons sont en fait des point de vue différents, cette chanson devient assez simple à comprendre. C’est le portrait fait par tous les hommes qui sont arrivés à coucher avec (ont été clients de ?) la demoiselle. C’est l’objectivation de la femme par l’homme et son dédouanement.
Nous pouvons aisément imaginer un ex. éconduit par la belle se dire « Bon, oui, je me la suis tapée, mais bon elle aimait se faire liker quand même ».
C’est d’ailleurs assez incroyable, comment en changeant une seule lettre cela devient : Elle aimait se faire « niker ». On imaginera aisément, après l’overdose, ou le suicide de la pute, l’ancien client dire, certainement pour se rassurer de n’avoir été partie prenante dans l’homicide « Oui, bon ben elle aimait se faire liker quoi, c’est sa faute aussi un peu. »
L’objectivation de la femme se sent vraiment bien dans :

Elle aimait se faire tirer la chatte comme un pétard mouillé
Elle aimait se faire prier à genoux, à genoux, à genoux
Elle aimait se faire liker pour allumer le monde entier

Le parallèle avec les discours féministes est alors facile à faire et reprend ici les phrases tristement célèbres que l’on peut entendre lors de procès de femmes violées : « Oui, mais c’est de sa faute, elle portait une minijupe ». Cette chanson nous amène exactement ici. Mais là aussi, encore une fois, c’est un point de vue de mâle, biaisé. Quand bien même on pourrait, faussement, penser que c’est la demoiselle qui est coupable, il reste toujours ce renvoi au fait que son comportement n’est qu’un SOS qui traduit son mal-être et ses pertes de repères.

Conclusion

C’est peut-être ça que présentent le plus ces chansons, la virtualité des échanges, qui fait que chacun interprète les choses qu’il voit sur les réseaux comme il le souhaite et surtout selon son propre point de vue, sans chercher à savoir ce qu’il en est réellement pour l’intéressé(e) qui poste ça. Il convient tout de même de noter que cet album fait une grosse impasse sur le personnage masculin qui a été présenté dans les vidéos du Manifeste. Devrons-nous attendre un prochain album qui continuera à s’étendre sur d’autres personnages ? Je l’espère, sans quoi ce disque pourrait tout à fait rester un OMNI (Objet Musical Non Identifié) incompris dans la discographie d’un artiste de génie.

  1. Cachez ce sein que je ne saurai voir – Le Tartuffe ou l’Imposteur – Molière – 1669
  2. Le temps des loups

Tracklist :

  1. Humanité
  2. Les guerres des mondes
  3. La Mort
  4. J’envoie
  5. P’tite pute
  6. La belle au bois
  7. Amour criminel
  8. Elle aimait se faire liker
  9. L’attentat
  10. Burqa
  11. Ma religieuse

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Article rédigé par Luc Muller ( http://lucmuller.fr ).