C’était une soirée calme, dans la solitude poisseuse d’une fin d’adolescence sans problème majeur, les yeux dans le vague, le vague à l’âme, dans une insoumission teintée d’ennui. Il faisait mon âge, un poil plus vieux peut être. Provoc’, arrogant, condensé de ce romantisme révolutionnaire qui me touchait et me touche encore tant. Ses yeux me fascinent dans cette ambiance bleutée, autant que son regard sur le monde. Ironie du sort, c’est par les ondes hertziennes que me parviendront ces instants magiques et cette sensation de coup de foudre. Du fond du canapé de chez mes parents, à zapper de conneries en Ardisson, je suis tombé sur un jeune con. M6 se fait pour un fois plus audacieuse que populiste et diffuse cette nuit-là, le concert de Damien Saez au Zénith de Paris, en 2002. « Inch’allah, inch’allah lala »…
Ses Jours Étranges m’avaient déjà laissé le goût en bouche de Jeune et Con ou de Sauvez Cette Étoile, mais ce concert là changea mon cours des choses. Saez était devenu pour moi une évidence. Ce chanteur me parlait de Massoud quand peu de mes amis savaient qui c’était. « Les balades terminées on va passer au.. vous voyez ce que je veux dire? » Cette attitude froide, presque dédaigneuse, de l’homme qui contient en lui le feu et la glace, mais qui veut garder la maîtrise de ce qui se passe. Il accompagne les claquements de mains d’un hochement de tête presque blasé, il doit prendre son pied mais s’efforce de rester de marbre. Un personnage se construit, une légende s’écrit, des idéaux scandés de Fils De France à un « ta gueule! » sec et franc pour une groupie un peu trop hystérique, et ce soleil d’hiver à me faire frissonner… Saez met ses mots sur ce que je vois, ce que je vis. Il est le haut parleur de mon ressenti, assoiffé de justice et d’égalité, il parle d’amour comme j’aurais aimé le vivre, comme je ne le vivrai jamais, mais peu importe à ce moment là, j’y croyais.
C’est aux prémices de ma geekitude que je devrai mon attachement final et définitif au personnage Saez, parce que finalement l’homme Damien ne m’intéresse pas, ou pas encore. Mes premiers téléchargements sur Kazaa ou Emule. Premières recherches sur ce phénomène naissant, une vidéo d’une qualité plus que limitée, un enregistrement TV, peu courant à l’époque, Saez aux Victoires de la musique (2001) vient vomir son dégoût sur un parterre de personnalités plutôt médusées. A contre courant, à genou face à ces vieux fous, engoncés dans des tenues de soirées valant bien plus cher qu’une vie au Darfour. Saez arrive planqué sous un bonnet noir, et chantonne du Dido, refrain alors à la mode car repris sur Stan d’Eminem, et construit sur les mêmes accords que Jeune Et Con sur laquelle Damien enchaîne, insérant de temps à autres des couplets de Solution, titre alors inédit, qui paraîtra quelques mois plus tard sur God Blesse. Prestation choc. L’adulte en devenir que je suis est conquis.
De là tout s’enchaine, les paroles d’A Ton Nom copiées et recopiées au long des heures de cours, le DivX du Zénith 2002 remplissant mon 15 m² d’étudiant, « Et les putains sucent, des géants et des nains » résonnant encore aujourd’hui dans les tympans de la voisine de pallier, ces spliffs cramés le regard embué, « Laisser crever c’est pas un crime, quand on est capitaliste« , et l’envie de se perdre dans les mélodies de Debbie. Un troisième album comme un coup de grâce, quand l’artiste touche son Graal, dans la justesse du son et de l’interprétation. Une merveille. Un opus léché, travaillé, poésie au millimètre, un rock envoûtant, planant… Saez touche à tout, la culture musicale et les influences finissent de faire la différence.
Clandestins, Autour De Moi Les Fous, En Travers Les Néons, Comme Une Ombre, Dans Le Bleu De L’Absinthe éclipseraient presque Marie ou Marilyn et ses sens sans dessus dessous. « Tes yeux comme des perles, au noir des mers de Chine ». La réussite est totale. Debbie sera mon album de chevet, jamais trop loin de mes oreilles. La tournée qui suivra sera celle de mon premier concert, à Nantes, à la Trocardière. Souvenir magique s’il en est, d’avoir pris notre pied à pogoter au milieu des pétasses surmaquillées, nos coudes contre leur sac à main, et Damien qui s’amuse à jouer les mouille-minettes « Envoyez les soutiens gorges », après avoir enchaîner CNN et Seul au milieu de tous… Et le nœud de la cravate rouge qui ne fera pas long feu.
Si mon rapport à l’artiste et à son œuvre a quand même évolué au fil de toutes ces années, j’ai compris sur VLP, triple album OMNI (Objet Musical Non Identifié) entre démarche créatrice et confession instantanée, que jamais je ne m’en éloignerai. La surprise d’un album acoustique que j’ai d’abord pensé ne jamais écouter. Jusqu’à en être hanté, à se retrouver aspiré dans ce courant de spontanéité. L’homme s’ouvre à moi, gagnant du terrain sur l’artiste. Un homme fait de doutes, de chagrin, un homme déçu. « Que les femmes me pardonnent de n’être fait pour elle ». « Au lit ou dans le cœur l’égoïsme est la mère des générosités ». Ces paroles m’ont parlé dans un moment précis où ma vie en avait besoin, et elles me sont restées, ancrées au fond de moi. Le double concert aux Bouffes du Nord en juin 2008 sera l’apogée de cette période acoustique. Entre jolies rencontres et instruments à cordes, un condensé d’intimité artistique que déjà Saez a du mal à assumer. L’instant de l’écriture est révolu, l’homme blessé s’est relevé et a du mal à retourner sur les souffrances passées. Ça sent le rock à nouveau… quitte à passer par un tricycle jaune en anglais.
Puis nous voilà quelques temps plus tard avec un retour fameux sur la scène des Victoires (2009), « La Jeunesse est au shit, à la C, à la colle, mais dis moi ce qu’on lui offre qui vale mieux que ça? ». Qu’il me chante l’évasion, la passion, la rage, l’insoumission, ses valeurs me suivent au gré de leurs trajectoires, et mon évolution a si souvent su anticiper ses refrains à venir, tant les thématiques me touchent au cœur, le poing serré. Je serais même fier de le suivre depuis ses débuts quand il trimballe son look soigneusement négligé sur le plateau de Fred Taddeï pour venir défendre son travail devant le féminisme de supermarché et l’hypocrisie flagrante des annonceurs dénoncés. J’accuse m’enflamme alors, tout poing dehors, pour mettre sur le tapis notre rejet commun. « Aujourd’hui les jeunes ne rêvent plus de marcher sur la lune, ils rêvent de savoir comment se faire de la tune ». Quand tout est consommable, que les consciences se louent aux plus offrants, que les idéaux d’humanisme sont morts depuis longtemps, services publiques en déliquescence, c’est la loi du marché, chacun sa gueule, et l’hirsute notion de liberté. « Des p’tites gamines en planche à pain pour aller vendre un p’tit parfum à des gamines qui rêvent de rien que d’s’habiller comme des putains ».
Saez fut aussi le point de départ de superbes souvenirs partagés, d’aventures pas toujours réussies, d’un bout de ma vie en fait, mais ça, ce n’est pas à Saez que je le dois, mais à l’implication généreuse et volontaire de fans qui sauront devenir mes amis. Saez et moi c’est au moins tout ça, et sans doute un peu plus encore.
« Lorsque la fin du monde sonnera on sera tous devant notre poste de télévision au lieu de regarder les étoiles. »
6 commentaires
Profond et juste.
Comme lui.
I’m impressed! You’ve managed the almost ipomsislbe.
[…] année 2010, il y eut aussi Saez, et son J’Accuse, à walpé dans un caddie, les généreux attributs d’une poupée […]
Trés bel article, l’un de ceux que Damien apprécierait car bien écrit, pas mielleux …juste, tout simplement.
Aprés « jeune et con » j’ai (re)découvert Saez récemment et ça a été une vraie claque, un electrochoc… Un artiste, un vrai dans la lignée des regrettés Brel, Ferré (à mon humble avis).
Pour finir, son concert à Bordeaux était fabuleux. Quel talent, quelle belle âme…
Très bonne critique. SAEZ représente bien plus qu’un simple provoc’ sur les plateaux télé, tu l’as très bien dit.
Très bonne chronique, bien écrite, sans doute la meilleure de la journée…
Beaucoup aimé certaines expressions, notamment le « de conneries en Ardisson » !